Récemment, un responsable en Supply Chain industrielle m’a parlé d’une situation préoccupante en interne : leur principal fournisseur sur des pièces majeures de leur produit fini – c’est-à-dire à coût d’achat unitaire très élevé – interrompait fréquemment l’approvisionnement, et ce depuis quelques mois désormais. Mais sans être clair sur les causes, les nouveaux délais, les mesures de remédiation apportées… Pire encore, le problème commençait à se propager à d’autres pièces, a priori « moins importantes », c’est-à-dire à coût d’achat unitaire beaucoup plus faible, bien qu’avec de gros volumes d’achats.
Mais ces problèmes de flux d’approvisionnement impactent directement l’ensemble de la chaîne de Production en interne, et donc aussi les contrats commerciaux, dont des composantes clés devenaient non respectées. En particulier le délai de livraison, évidemment.
La réaction des équipes directement concernées a été classique : elles sont entrées en mode « gestion de crise ». Elles ont travaillé des simulations d’impacts selon différents scenarii ; elles ont écrit des messages internes pour alerter sur la situation, puis pour « escalader » hiérarchiquement ; elles ont dû gérer des tensions en interne entre les différentes équipes qui se renvoyaient la responsabilité de la situation ; etc…
Mais la question qui se pose ici, entre autres, est la suivante : le mode « gestion de crise » est-il réellement adapté ici ? Dit autrement, s’agit-il réellement d’une « crise », ou plutôt d’un changement désagréable, mais structurel, de la situation ?
En effet, s’il s’agit d’une « crise », cela signifie que les fondamentaux de la relation Client – Fournisseur ne sont pas forcément modifiés, bien qu’il y ait des événements qui l’impactent temporairement.
En revanche, s’il s’agit d’un changement structurel, continuer à fonctionner avec des références liées à la situation d’origine ne peut que créer des « frottements », a priori négatifs, pour l’entreprise. Et sans adaptation, ces problèmes risquent de s’installer et de durer, au détriment de l’entreprise et des équipes.
Dans la situation réelle de cette entreprise, il est probable que ce soit le second cas (changement réel de situation), mais que l’entreprise, pour l’instant, ne parvienne pas à le voir. Pour quelles raisons l’entreprise a-t-elle des difficultés à percevoir, et donc s’adapter, à ce changement ? Nous pouvons évoquer 3 facteurs qui concourent à cette situation.
Tout d’abord, la difficulté que nous avons tous à changer de « perspective », au sens notamment de la théorie exposée par le psychologue Daniel Kahneman dans son ouvrage Système 1 / Système 2, en particulier au chapitre 26 – La théorie des perspectives :
« …3 caractéristiques cognitives se trouvaient déjà au cœur de la théorie des perspectives :
– (…) Le troisième principe est l’aversion à la perte. Quand on compare directement les unes aux autres, les pertes sont plus impressionnantes que les gains. »
Daniel Kahneman – Système 1 / Système 2 – chapitre 26 – La théorie des perspectivesEn effet, changer de façon de voir la situation, c’est ici, comme souvent, accepter la perte, accepter de s’adapter à une nouvelle relation Client – Fournisseur qui sera, au début en tout cas, moins favorable que celle qui avait encore cours il y a peu. D’autant plus que le changement est lui-même coûteux.
Le deuxième facteur, c’est à nouveau la question de la bonne compréhension de la Contrainte, au sens de la théorie TOC de Goldratt. Ici, ce principal fournisseur semble être la vraie contrainte de l’entreprise évoquée. Il faudrait donc, d’après la TOC, subordonner l’ensemble de l’entreprise, et en particulier tout le modèle de Production, mais aussi les conditions des contrats de Vente, au comportement de ce Fournisseur – Contrainte. Rien ne sert de renâcler ni de chercher à l’éviter, car la Contrainte est du Réel ! Tout autre comportement est, a priori, contre-productif pour l’entreprise.
Mais le troisième facteur amplifie aussi cette non-compréhension de la situation. En effet, dans la présentation initiale de la situation transpire le fait que l’entreprise jauge sa situation à l’aune de critères comptables, ce qui génère en réalité de mauvaises prises de décisions au sens stratégique, comme exposé au chapitre D de mon ouvrage La Stratégie du Vide.
Ici, leur évaluation semble dépendre du coût monétaire unitaire des pièces (les « importantes », à faible flux mais « chères » versus les « moins importantes » à gros flux, mais coût d’achat unitaire faible). Cela favorise a priori une mauvaise compréhension de la situation, comme abordé notamment ci-dessus sur le sujet de la Contrainte.
In fine, comme le dit la sagesse populaire : une crise qui dure, ce n’est pas une crise !…
[Credit photo : Ante Hamersmit]
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