Privilégier la « Raison d’être », ou plutôt la « Façon d’être » ?

Façon d'être

Et autres contestations sur la notion « d’Engagement des équipes »

Cela fait désormais plusieurs années que le concept stratégique de “Mission d’entreprise”, inséré dans le corpus d’éléments [Mission – Vision – Stratégie moyen terme – Valeurs], devient de plus en plus présent dans les discours et productions médiatisées.

En France, depuis 2019 et la loi Pacte notamment, ce concept semble même avoir obtenu ses “lettres de noblesse” en étant transformé approximativement en “Raison d’être”, et en ayant vu apparaître le nouveau statut de “société à mission”.

Parmi les divers justifications soutenant ces tendances sponsorisées politiquement, il y a essentiellement deux familles d’arguments : 1- la Mission, la Raison d’être, ou le statut de “société à mission”, favorisent “l’engagement des salariés”, qui lui-même serait désormais un objectif clé de l’entreprise ; 2- les entreprises doivent désormais servir elles aussi “l’Intérêt Général” (pour les “Raisons d’être” et le statut de “société à mission”).

A date, ces deux arguments types sont tendanciellement non-démontrés, et relèvent plutôt du domaine de la conviction personnelle. Nous présenterons donc ici des éléments d’argumentation pour défendre une opinion (et non une démonstration) qui va plutôt dans le sens opposé.

Tout d’abord, il est discutable d’affirmer que la Mission, et donc qui plus est la Raison d’être (qui est une sous-catégorie de la Mission d’entreprise), est nécessaire à la performance de l’entreprise, et favorise l’engagement des salariés.

Commençons d’emblée par un élément plutôt polémique : le recours, désormais très classique, aux expériences de Milgram : l’engagement des “cobayes”, qui appuient sur le bouton pour électrocuter le comédien “faux cobaye”, semble lié au décorum global, qui les placent dans une position d’obéissance au cadre légitime (le “Professeur en blouse, mais aussi l’expérience elle-même puisqu’une partie continue d’appuyer alors que le Professeur leur demande d’arrêter). Ici, il n’y a pas besoin d’adhérer à une Mission atemporelle et transcendante quelconque pour être engagé.

De même, et en étant désolé d’atteindre si rapidement le fameux point Godwin, c’est ce que l’on peut comprendre de la “banalité du Mal” théorisé par Hannah Arendt à propos des fonctionnaires nazis : une “bonne organisation” semble suffire à la performance au travail. A moins d’affirmer que tous les allemands étaient des nazis adhérant à la Mission du IIIème Reich ?…

Cet exemple nous intéresse d’autant plus qu’il permet de questionner un élément implicite : la Mission serait-elle déterminante pour la performance de l’entreprise y compris dans le cas où, par exemple, elle serait explicitement tournée vers un objectif délétère (par exemple, s’accaparer et contrôler toutes les ressources d’informations sur le web) ? Est-ce qu’une entreprise avec une “mauvaise Mission” susciterait tout de même l’engagement de ses équipes, par l’existence seule d’une Mission claire, explicite et assumée ? A moins que nous retombions dans le syndrome du “bon et du mauvais chasseur” ? “Il y a des Missions d’entreprise, c’est des missions, c’est clair, ça dit l’objectif de valeur intemporel, et c’est des bonnes missions ; mais il y a des Missions d’entreprise, c’est rédigé, c’est clair, c’est articulé opérationnellement… mais c’est des mauvaises missions !…”

Pour revenir de façon plus directe au monde de l’entreprise, l’étude de David Graeber sur les Bullshit Jobs, qui prolifèrent dans les entreprises de nos économies occidentales, et qui détruisent de la valeur et font souffrir les salariés, semble être un élément contestant la place prépondérante de la Mission, ou de la Raison d’être, donnée par certains pour assurer la performance de l’entreprise. En effet, ces Bullshit Jobs semblent tout autant proliférer dans des Associations et ONG, dans des entreprises du secteur de la Défense en Allemagne, et autres entreprises de Logiciel qui vont “révolutionner le monde” : autant de cas où malheurs, souffrances et destruction de valeur cohabitent sans problème avec la Mission ou la Raison d’être de ces entreprises.

En outre, nous pouvons aussi nous interroger sur cette nouvelle importance de “l’Engagement des équipes” en entreprise. Est-ce réellement un critère clé de la performance de l’entreprise ?

Tout d’abord, notons que le taux d’engagement des salariés en France est désormais le plus bas d’Europe (à 6%) d’après l‘institut Gallup : y aurait-il donc moins d’entreprises ayant une Mission ou une Raison d’être qu’en Pologne (15%) ou en Hongrie (15%) ?

Mais plus important encore, cela incite à questionner ce qu’est réellement “l’Engagement” d’un salarié. Au premier niveau (source ChatGPT), “l’engagement fait référence au niveau niveau d’investissement, de motivation et de connexion émotionnelle des employés envers leur travail, leur équipe et l’organisation dans son ensemble. Un employé engagé est passionné par son travail, se sent impliqué dans la réussite de l’entreprise et est prêt à faire des efforts supplémentaires pour atteindre des objectifs communs.”

Tout est dit. Le concept “d’engagement”, comme celui du “Nudge”, vient de théories de psychologie sociale relatives à la Manipulation. Certes, elles sont défendues en affirmant qu’il s’agit de manipulations “pour le bien” du manipulé ; mais cela demeure des techniques de manipulation. Ce qui est visé par l’engagement, c’est le surinvestissement (“faire des efforts supplémentaires pour atteindre des objectifs” de l’entreprise).

La théorie de l’engagement semble donc proliférer sur les échecs et faiblesses stratégiques et managériales des entreprises. Et après avoir passé 15-20 ans dans un système scolaire qui fonctionne avec des notions de Justice, de Mérite, et de “à quoi cela me sert individuellement” (et non pas “nous allons éradiquer la famine dans le monde”), les salariés tendent à réagir négativement aux organisations qui ne tiennent plus leurs promesses essentielles, comme c’est devenu trop souvent le cas des entreprises actuellement.

Aussi, oserions-nous préconiser de viser la “banalité de la performance” pour l’entreprise et les équipes, plutôt que de viser les “efforts supplémentaires” nécessaires d’après la théorie de l’engagement ? Comme pour les grands champions qui insistent sur les routines et la répétition (les fameux entraînements), il est probable que la performance collective de l’entreprise passe par le fait d’éviter de grosses erreurs et lacunes, et d’être capable d’être régulier dans la performance, plutôt que de chercher le dépassement exceptionnel.

Enfin, disons quelques mots de cette nouvelle injonction adressée aux entreprises sur leur “rôle pour l’Intérêt Général”, via la Raison d’être et le statut de “société à mission”.

Puisque nous parlons d’engagement, ne s’agirait-il pas ici d’un risque de désengagement de l’Etat, dont c’est la prérogative, au détriment des entreprises à qui il transférerait ce rôle ?

De même, d’un point de vue de la stricte efficacité par rapport à l’objectif, ne risque-t-il pas de faire l’erreur classique deviser l’optimisation locale (les entreprises) plutôt que l’optimisation globale ? Combien de ces entreprises vont dépendre in fine de l’action publique, de façon directe ou indirecte, pour leur survie ?

In fine, pour une entreprise durablement performante, ma croyance personnelle est qu’il est nécessaire qu’elle ait un fonctionnement sain, et un collectif fort. Pour ce faire, c’est bien le fonctionnement interne, et donc sa “Façon d’être”, qui sont déterminants. Nous retombons sur l’importance des routines, culture, vie d’équipe, etc… Mai aussi sur le principe “d’amélioration continue”, un des piliers de la performance des entreprises qui ont adopté le Lean : permettre aux équipes d’être autonomes sur un périmètre d’actions, de développer leurs compétences, et de résoudre des problèmes collectifs, est au cœur de la performance de ces entreprises. Et cela s’applique indépendamment d’une quelconque Mission ou Raison d’être.

C’est d’ailleurs l’un des rôles les plus importants des Managers : fédérer l’équipe au sein du collectif de l’entreprise. En articulant notamment les cas individuels quotidiens jusqu’aux objectifs globaux court et moyen terme.

A contrario, il est probable que, tendanciellement, seules des entreprises toxiques puissent permettre un “dépassement de soi” structurel, permanent, et collectif, sur la seule base d’une Mission, ou même d’une Raison d’être.

Dit autrement, ce débat ressemble en partie à la traditionnelle dispute philosophique sur la confusion entre le Beau et le Bon : on voudrait nous faire croire que le Beau (une belle Raison d’être) permet le Bon (la performance de l’entreprise sous toutes ses formes). Encore une supercherie de bureaucrate ?…

Pour finir : l’on dit souvent que ce qui compte, ce n’est pas l’arrivée, mais le chemin. Ici, nous dirions que pour une entreprise, ce qui compte, ce n’est pas la Raison d’être, c’est la Façon d’être !

[Credit Photo : Mae Mu]

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