Introduction : les règles invisibles de la vie en société… et en entreprise
Imaginez la scène suivante : au supermarché, une femme enceinte s’approche d’une file d’attente bien formée. Elle ne demande pas à toutes les personnes présentes si elle peut passer devant, mais uniquement à la première. Celle-ci accepte, et la femme prend place en tête de file, devant tout le monde.
Cette scène, si banale qu’on ne la questionne presque jamais, illustre à elle seule la force des conventions sociales implicites. Et pourtant, que se passerait-il si la première personne disait « non » ? Que nous dit cette scène sur nos façons de prendre des décisions collectives ? Sur les mandats implicites ? Et comment ces logiques se retrouvent-elles dans la gouvernance d’une entreprise, notamment dans un comité de direction ?
Dans cet article, nous explorons les règles informelles, les rôles flous et les mandats implicites qui structurent nos interactions — en société comme en entreprise —, avec un focus sur les enjeux de gouvernance en PME.
La personne en tête de file a-t-elle un mandat implicite de représentation collective ?
Logiquement, au sens le plus « strict » de la logique de processus, la personne en tête de file d’attente devrait aller en dernière place de la file d’attente, et de cette façon accepter d’changer sa place avec celle de la femme enceinte. Au lieu de cela, elle décale la file d’attente d’un rang, sans accord explicite du reste de la file d’attente.
Peut-on considérer que la personne en tête de la file agit alors comme un porte-parole du groupe, capable de donner (ou refuser) l’accès au privilège de passer devant ? Dispose-t-elle d’un mandat implicite, simplement du fait de sa position ?
Cette hypothèse évoque une représentation tacite du collectif. Son intérêt : éviter les frictions, fluidifier la situation, faire gagner du temps. Le système fonctionne sans coordination formelle.
Mais cette logique pose aussi problème. Elle donne une forme de pouvoir sans légitimité démocratique. Et elle peut créer de l’injustice : les personnes derrière, peut-être âgées ou en difficulté, ne sont ni consultées ni représentées. On délègue donc, inconsciemment, une responsabilité sans cadre ni validation.
Existe-t-il une règle implicite de priorité pour les femmes enceintes ?
La société considère-t-elle comme acquis que les femmes enceintes ont une forme de priorité automatique dans les files ? Et si oui, la demande adressée à la première personne est-elle seulement symbolique — une forme de politesse plus que de permission réelle ?
Cette hypothèse repose sur une norme sociale de bienveillance. Elle valorise la protection des personnes temporairement vulnérables. On la retrouve dans les transports, les lieux publics, les institutions.
Mais cette hiérarchie de la vulnérabilité soulève des questions d’équité. Une personne âgée ou anxieuse, un porteur de handicap non visible, ne bénéficie pas forcément du même « droit informel ». Cette règle implicite est donc à la fois solidaire et discriminante — selon qui en bénéficie et dans quel contexte.
La demande est-elle un masque de politesse sur un droit incontestable ?
Et si la demande n’était qu’une façade ? Un rituel de politesse pour adoucir un passage en force ? Autrement dit : le fait de demander ne crée-t-il pas l’illusion d’un choix, alors qu’en réalité, on ne peut socialement pas dire non ?
Dans cette perspective, la demande devient une stratégie relationnelle. Elle joue sur l’empathie, la pression morale, la norme sociale. On évite ainsi le conflit direct, tout en obtenant ce qu’on souhaite.
Mais cette pseudo-demande peut créer un malaise : la personne sollicitée ne peut que difficilement refuser sans apparaître inhumaine. Ce mécanisme met en lumière une forme de contrainte invisible, qui pèse sur les individus au nom du collectif.
Exemple de la vie quotidienne : métro et attentes sociales
Prenons un autre cas :
Je suis assis sur un strapontin dans le métro. Un couple monte, et l’homme me demande de me décaler vers le strapontin collé à la porte afin que sa compagne prenne ma place actuelle, et lui celle en face. Je refuse : je n’aime pas être coincé contre la porte. L’homme s’énerve.
Ici, aucune règle implicite ne me force à céder. Et pourtant, l’homme réagit comme si j’avais rompu une convention. Ce qui révèle que nos attentes sociales sont souvent tacites, floues, et parfois contradictoires. Contrairement au cas de la femme enceinte, ici le refus paraît plus acceptable… mais reste mal perçu.
Cela montre que la pression sociale n’est pas toujours liée à la loi ou à l’éthique, mais à la perception de ce qui est « normal » ou non dans un contexte donné.
Que se passe-t-il si la personne dit « non » à la femme enceinte ?
Le refus, même poli, change toute la dynamique. Il remet en cause le consensus implicite. Il expose le fait qu’aucune règle claire ne permet ou interdit le dépassement. Cela peut déclencher un malaise, voire un conflit.
Ce cas-limite met à nu la mécanique : tant que tout le monde accepte, l’implicite fonctionne. Mais au moindre désaccord, on réalise qu’aucun cadre explicite n’a été posé. Et que le pouvoir d’arbitrage de la personne en tête de file n’était qu’une fiction collective.
Les risques de la gouvernance implicite en entreprise
Malaise décisionnel
Dans de nombreuses entreprises, les décisions sont prises sans processus formel. Ce flou crée un inconfort durable. Chacun avance à tâtons, sans certitude sur les attentes ou les responsabilités. Ce malaise nuit à l’efficacité collective.
Dilution de la responsabilité
Quand les mandats ne sont pas clairs, personne ne porte la décision. En cas d’échec, chacun peut se dédouaner. Ce mécanisme d’évitement sape la responsabilisation individuelle et affaiblit la cohésion du comité de direction.
Émergence de leaders informels
En l’absence de cadre explicite, ceux qui parlent fort, maîtrisent les codes ou inspirent une certaine autorité peuvent imposer leurs vues. Ce pouvoir informel échappe à toute régulation et peut déséquilibrer les dynamiques de gouvernance.
Difficulté à exprimer le désaccord
Sans règles explicites, s’opposer devient périlleux. Le désaccord n’est plus une contribution au débat, mais un risque relationnel. Cela conduit à une forme d’auto-censure dommageable pour la qualité des décisions.
Exemple en PME : un CoDir aux responsabilités floues
Dans une PME de 60 salariés, un comité de direction se réunit pour discuter d’un recrutement. Le DG suggère d’embaucher un profil marketing. Le DAF fait la moue, le DRH garde le silence, le commercial ne commente pas. Le DG conclut : « Bon, c’est validé alors. »
Quelques semaines plus tard, des critiques émergent : personne n’assume vraiment la décision. Était-elle validée ? Qui en était responsable ? L’ambiguïté du mandat décisionnel a brouillé les rôles.
Ce type de fonctionnement est très répandu. Il repose sur des conventions implicites, des attentes non dites, et des hiérarchies informelles. Résultat : un manque de transparence, et parfois une perte de confiance.
Pourquoi expliciter les rôles et les mandats ?
Mettre au clair les mandats, les rôles, et les processus de validation n’est pas bureaucratique. C’est structurant. Cela permet à chacun de savoir :
- Qui propose ?
- Qui valide ?
- Qui exécute ?
- Qui porte la décision ?
Cette clarification évite les malentendus, renforce l’engagement, et permet de mieux gérer les désaccords. Elle fait passer la gouvernance d’une logique floue à une logique assumée.
Je renvoie d’ailleurs les lecteurs au chapitre E de mon livre La Stratégie du Vide, qui explore plus en avant l’ensemble de ces sujets de Mandats et de Gouvernance au sein des entreprises.
Ce que dit la recherche sur les règles implicites en entreprise
Les travaux sur les institutions informelles tendent à montrer que les règles non écrites — culture, habitudes, croyances — structurent profondément les comportements sociaux. Ces règles, bien que non formalisées, influencent fortement la manière dont les décisions sont prises et acceptées.
En sociologie des organisations, plusieurs études démontrent que les circuits informels de pouvoir sont souvent plus influents que les chartes officielles. Mais ils sont aussi plus instables, et difficiles à questionner.
Par exemple, en 1993, David Krackhardt et Jeffrey R. Hanson publient dans Harvard Business Review l’article “Informal Networks: The Company Behind the Chart”. Ils y expliquent que « une grande partie du travail réel dans une entreprise se fait en dehors de l’organisation formelle », via des réseaux informels de relations traversant fonctions et divisions. Ils insistent sur la nécessité de cartographier ces réseaux sociaux pour en tirer parti dans la gouvernance
Certaines entreprises choisissent donc de cartographier leurs règles implicites : qui influence qui ? Quels non-dits guident les décisions ? Cette démarche permet de révéler les tensions, d’aligner les attentes, et de renforcer la cohérence stratégique.
Cela demande du courage — car expliciter, c’est parfois bousculer — mais c’est aussi une clé de maturité organisationnelle.
Conclusion : mieux nommer pour mieux gouverner
La scène de la femme enceinte dans la file nous parle, au fond, d’un sujet central : la gouvernance. Qui décide ? Comment ? Sur quelle base ? Et avec quel mandat ?
Dans l’entreprise comme dans la vie quotidienne, l’implicite permet d’éviter le conflit — mais il crée aussi de l’injustice, de la confusion et de la méfiance.
Nommer les rôles, clarifier les processus, expliciter les responsabilités : voilà les leviers d’une gouvernance plus robuste, plus juste, et plus consciente.
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