Quand le nihilisme géopolitique éclaire les dérives stratégiques des entreprises
Dans une tribune datant de fin 2024 rééditée récemment sur son blog Substack et intitulée « Nihilism could explain Israel’s behaviour in Gaza and Iran« , accompagnée d’une interview vidéo sur la chaîne Fréquence Populaire et intitulée « Les États-Unis et Israël sont plus dangereux que l’Iran », Emmanuel Todd n’hésite pas à employer des termes aussi tranchés que radicaux : « génocide américano-israélien en cours à Gaza », « USA et Israël sont les plus dangereux », « comportement diplomatique ‘hitlérien’ des USA (basé sur dissimulations et mensonges »)… Mais au-delà du choc sémantique, Todd dresse un diagnostic plus profond : celui d’un monde gouverné par le vide.
Il évoque ainsi « la guerre pour la guerre », et son analyse de la situation en tant que « nihilisme », « défaite et désagrégation de l’Occident », et « niveau 0 de la religion » qui implique des « élites dans le Vide total ». Il écrit notamment dans sa tribune, tirée de son interview pour la chaîne ELUCID :
« Nihilism is a creation of emptiness. In the case of the United States, I examine it mainly at the level of the ruling classes, where I observe a void of values, resulting in an exclusive interest in money, power and war. (…) What the behaviour of the State of Israel evokes for me, as a hypothesis, is a nation which, deprived of its socio-religious values (zero Judaism), fails in its existential project and finds its raison d’être in the exercise of violence against the Arab or Iranian populations that surround it.”
De la géopolitique à l’entreprise : « l’identité stratégique » comme clé de lecture
Je me permets ici un parallèle. Dans mon propre livre La Stratégie du Vide, écrit essentiellement en 2022, le concept de Vide occupait déjà une place centrale, comme l’indique le titre — sans référence à Todd, dont je n’avais pas lu les travaux à ce moment-là. Pourtant, la proximité d’analyse est frappante.
Dans le chapitre E du livre, je pressentais un risque d’effondrement identitaire d’Israël. Moins d’un an plus tard, les événements du 7 octobre 2023 ont ravivé les pires craintes et interrogations : accusations de génocides ; attaques sous faux drapeau ; violation grave du droit international ; entraînement dans une 3ème guerre mondiale ; fuite en avant guerrière pour intérêts personnels ; mensonges et dissimulations ; inversion accusatoire…
Pourquoi et comment ai-je pu anticiper cela ? Pas grâce à un don prophétique, mais via une méthode : une lecture stratégique fondée sur ce que j’appelle « l’identité stratégique« . Une notion que j’applique aux entreprises, mais qui vaut aussi pour des États ou des collectifs humains.
« L’identité stratégique », un pilier méconnu de la stratégie d’entreprise
Dans le chapitre E de mon livre, j’utilisais ce risque d’effondrement identitaire d’un État comme analogie de ce qui peut arriver à une entreprise mal ancrée dans ses fondamentaux, et en tirer des enseignements, par exemple en termes de construction et de communication autour de la « Marque Employeur ».
La leçon est simple : sans identité stratégique claire, ou, peut-être pire encore, avec une identité stratégique contredite par ses actions, l’entreprise — comme l’État — devient vulnérable à la désorientation, voire à la violence symbolique ou sociale, et in fine à l’effondrement.
Stratégie d’entreprise : penser avant d’agir
Cela m’amène à réaffirmer une conviction essentielle : la stratégie d’entreprise n’a rien à voir avec les tableurs ou les méthodes de quantifications. Elle repose sur un effort de pensée. Sur une volonté de nommer le réel, d’affronter l’incertitude, de structurer une vision — même imparfaite.
Le motto de mon activité de Conseil en Stratégie pour PME demeure « Penser, et faire penser ». C’est pourquoi le mantra « exécution > idée » est non seulement absurde, mais potentiellement destructeur.
L’erreur courante : confondre stratégie, plan d’actions et étude de marché
La confusion, souvent entretenue par des acteurs directement intéressés, entre stratégie, plan opérationnel et étude de marché est létale. Surtout pour les PME. Confondre « stratégie » et » chiffrage » revient à refuser l’exercice intellectuel pourtant vital, et premier.
Récemment encore, j’entendais une dirigeante d’un fonds d’investissement me répondre que « ce n’était pas le moment de réfléchir conceptuellement, et qu’il était au contraire temps de mettre des chiffres et des actions concrètes dans la stratégie du fonds… » Mais bien sûr ! Particulièrement au moment-même où les marchés et le monde entier deviennent extrêmement turbulents – voire chaotiques selon certains – et se transforment à toute vitesse… C’est évidemment le meilleur moment pour fermer les yeux et appuyer sur la pédale d’accélérateur ! Dans quelques temps, nous aurons certainement droit de sa part à une rhétorique qui n’aura rien à envier à celle de nos gouvernements actuels : « Ce n’est pas que nous nous sommes encastrés dans le mur ; c’est plutôt que nous ne connaissions pas ces caractéristiques du béton… »
Les « Calculotiques » : obsession du chiffre, perte du sens
Dans mon livre, j’appelle une partie de ces personnes les « Calculotiques » : des sortes d’obsédés psychotiques du Calcul ; qui semblent penser notamment que s’il n’y a pas de nombres ou de quantifications, le propos n’est pas sérieux.
C’est l’inverse : ce sont les fondamentaux, eux-mêmes liés à des concepts forts, qui structurent durablement une trajectoire d’entreprise. Croire que l’on peut développer une PME en se basant sur la connaissance de la taille d’un marché, ou grâce à des calculs de comptabilité analytique pour soi-disant déterminer des mesures virtuelles (les experts parlent de « fantômes comptables »), revient à ignorer que la pensée stratégique précède — et transcende — la mesure. C’est au mieux une perte de temps.
Le vide stratégique et managérial à l’ère de l’IA
Ce refus de penser n’est pas marginal. Il devient un trait dominant de certaines équipes dirigeantes et de cadres dans les entreprises françaises. Or, il y a de quoi s’inquiéter et s’interroger :
- Ces équipes sont pourtant de plus en plus majoritairement constituées de profils issus de formations à « haut niveau académique » – du moins pré-supposément – et ont des fonctions de type « prestations intellectuelles » insérées dans un pan de l’économie appelé « économie de l’information »
- Les résultats des entreprises françaises vont en se détériorant au fil des années, et cette dégradation économique généralisée devrait naturellement inciter, si ce n’est à la volonté de changer des paramètres clés de l’environnement actuel, au moins au questionnement et au doute.
L’IA est-elle responsable d’une forme d’abêtissement général ?
C’est dans ce contexte que surgissent, depuis peu, des questionnements, opportunités et fantasmes autour de l’IA. Parmi les derniers en date, et en lien avec cet article : « l’IA rend bête », d’après une récente « étude du MIT ».
Nous vivons actuellement – et ce n’est probablement pas la première fois – ce que nous pourrions appeler un « moment sémantique » : l’IA Générative est une rupture technologique basée sur la compréhension sémantique ; et, en parallèle, les « manipulations sémantiques », comme dénoncées dans le chapitre E de mon livre, ne cessent d’augmenter.
C’est ce dernier phénomène qui semble faire dire à Emmanuel Todd, dans sa récente vidéo d’interview, que les chercheurs doivent accepter de proposer des concepts nouveaux, face à ce danger actuel des « mots vidés de leur sens », comme cela peut lui sembler être le cas de la rengaine actuelle sur « nos valeurs démocratiques », tandis que, précise-t-il, « nous ne vivons nous-mêmes plus en Démocratie », selon lui…
Mais posons-nous les bonnes questions :
- Est-ce l’IA qui a créé nos Bullshit Jobs, et la souffrance au travail qui les accompagne depuis plusieurs décennies ?
- Est-ce l’IA qui nous empêche de résister aux manipulations des gouvernements et de leurs médias de propagande ?
- Est-ce l’IA qui nous enlève le Courage pour réfléchir par nous-mêmes, notamment d’un point de vue moral ?
- Est-ce l’IA qui nous force à succomber à la version moderne du fameux « Panem et Circenses » et autres batteries de tactiques de divertissements et diversions de la pensée et de l’attention, par exemple par l’effet hypnotique et anesthésiant de la musique, surtout quand elle est présentée comme une « fête » ou une célébration ?
- Est-ce l’IA qui empêche les Dirigeants d’assumer leur responsabilité de Justice au sein de l’entreprise, et d’éviter les méfaits des PERV (cf chapitre F de mon livre) et la perversion des mots (cf Profils Toxiques, par exemple l’article « Comment les pervers narcissiques utilisent le langage pour manipuler : fuir la parole piégée ») ?
- Avons-nous attendu l’IA pour dénoncer avec Nassim Taleb les IENI (« Intelligents Et Néanmoins Idiots ») et les méfaits de la faillite du système académique ? Ou, pour une version française, l’école comme étant « La Fabrique du Crétin », avec Jean-Paul Brighelli.
Le devoir des dirigeants : penser, encore et toujours
In fine, nous en revenons toujours au même socle : le rôle des Dirigeants demeure de Penser et d’avoir le Courage d’affronter le Réel, et donc d’essayer de le nommer. A défaut, les souffrances de la dissonance cognitive et les dérives pathologiques ne peuvent que continuer à s’accroître.
Conclusion : Penser, c’est déjà agir
La stratégie d’entreprise, ce n’est pas faire des slides ou des excels. C’est oser penser dans un monde où tout pousse à fuir la pensée. Dans un moment de confusion généralisée — sémantique, morale, stratégique — le rôle du dirigeant est de réintroduire de la clarté, du sens (et de la justice), et de la volonté.
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